23 février 2025, Paris 5e – 4h32.
Alphonse s’était toujours demandé quel était le réel but de sa vie. Bien né, il n’avait pas éprouvé grande difficulté à se faire une place dans la société, et allait de fêtes mondaines en lentes destructions éthyliques et nocturnes. Mais le gaillard était solide, et il ne laissait pas son corps en reste, fieffé lutteur qu’il était.
Bon camarade, il avait parfois, dans son adolescence, mélangé ses questionnements métaphysiques avec la vie du vestiaire. Ce n’était qu’une claque sur les fesses du copain Charles, et puis c’est normal de se comparer l’argenterie quand on est un vrai mec. Mais quand même, il y a des types qui ont de sacrées grosses cuillères. Alphonse était néanmoins parvenu à la conclusion qu’il préférait les range-couverts.
Beau garçon, il avait eu dans sa vingtaine quelques belles conquêtes, mais qui le laissait vide. Une sordide histoire d’abus dans un appartement cossu du 16e arrondissement avait bien failli lui coûter son école de commerce, et il s’était juré de ne plus écouter le copain Charles, qui lui même s’était promis de ne plus écouter la petite voix qui lui « susurrait des choses ». Charles sauta du troisième étage un soir de juin, persuadé de pouvoir battre un record de saut à la perche avec « son propre matériel ».
Ces événements précipitèrent Alphonse à s’éloigner du bouillonnement parisien pour poursuivre son but qui, il le savait maintenant, serait romantique. Mais comment faire dans ce monde de plaisirs instantanés, de relations à usage unique ?
D’abord, la voie classique : Alphonse enfourcha sa motocyclette, une superbe Honda CB 125 S de 1973, magnifiquement conservée, rouge et blanche, un parfait destrier pour les ruelles de la capitale.
En écumant les bars, il put trouver quelques prétendantes, mais aucune ne retint son attention. Alphonse rêvait d'un cœur pur, emprisonné dans une vie qui ne serait pas la sienne, ensorcelée par quelques maléfices…
Alors qu’il tutoyait sa pinte désespérément, une conversation venue d’une table adjacente lui attira les esgourdes. Quatre jeunes femmes conversaient sur le sort de leur amie, qui elle n’était manifestement pas à table. Le fait qu’elles étaient à peu près de son âge, c’est à peu près tout ce que notre prince des temps modernes put déterminer, tant cette vision le berçait d’horreur. Il faisait face à une double paire de sumotoris dépressives et livides, cheveux tantôt bleus, tantôt absents, les tabourets en bois massifs qui portaient vaillamment leurs énormes fondements semblaient à la peine.
Dans leurs assiettes ? Du houmous, dans leurs verres ? Une mauvaise indian pale ale écoresponsable. Alphonse parvint néanmoins à sortir de sa torpeur et capter un prénom, « Aurore ». Il se disait que cette Aurore menait une vie dissolue, et cette tablée aux airs de tribunal de guerre semblait s’inquiéter du fait que la divine enfant était l’objet de nombre de convoitises masculines. L’une des horribles gardiennes brandit de ses doigts potelés et peinturlurés un téléphone, afin de montrer la dernière story de l’ingénue, et c’est là qu’Alphonse put laisser trainer son regard et la découvrir. Elle était belle, elle semblait jeune, dans ses cheveux : rien d’autre que la couleur de sa naissance. Des yeux rieurs dont il ne put déterminer les aquarelles, tantôt provocants, tantôt fragiles, la ravissante semblait ivre et elle offrait un balai à quelques messieurs, sans pour autant s’inquiéter de leur présence ni y porter attention. Danser, c’est tout ce qu’elle voulait. Mais la juge porcine et ses assesseures y voyaient un terrible danger.
Alphonse décida de prendre en filature ces chimères. Stupeur, elles empruntèrent le métropolitain. Alphonse donna donc une dernière tape sur la croupe de sa monture, en lui expliquant que les sous-terrains n’étaient pas des endroits pour une moto, aussi fiable soit-elle. Il décida donc de mener la filoche, et resta toujours à cinq bons mètres des quatre dragons cracheurs de beuh. Cette aventure le mena hors de la ville, dans une banlieue notoire qu’il ne connaissait pas. Après 20 minutes de marche à une allure plus que modérée et aux couinements des Doc Marteens, les créatures firent halte devant une grande tour HLM.
Elles y rentrèrent un obscur code de leurs doigts malhabiles, puis s’engouffrèrent dans l’antre de la dette.
Alphonse était resté dans le square et se demandait comment gravir un tel bâtiment. Il avait recouvert sa tête d’une capuche afin de ne pas se faire repérer par quelques guetteurs des sables. Par les fenêtres éclairées, Alphonse essayait de déterminer dans quel appartement se jouerait le drame. Dans l’une d’elles, il perçut du mouvement, un homme semblait régner dans son studio, il se mit face à un miroir, boursicot sorti du tricot, avec quelques bandelettes en main. Alphonse crut y voir un diable, mais non, le souverain ponçait son SIF.
Il put donc éliminer cette alcôve de sa liste et, par un prodigieux miracle, il aperçut les infamantes sur un balcon du dernier étage. Alphonse entreprit de monter dans un large et haut frêne, afin d’avoir une vision plus claire, les années de lutte avaient fait de lui un garçon solide, et il n’eut pas de mal à se hisser.
À l’intérieur, il finit par apercevoir la convoitée. Aurore était spectatrice d’une scène de shoot que son odieuse compagnie aimait à se déverser en veine. Mais la maladroite, en prenant fébrilement la seringue tendue par son obèse vis-à-vis afin de la faire passer, se piqua le doigt. Alphonse compris qu’une dose pour rhinocéros serait de nature à tuer la jeune biche. Il la vit s’effondrer.
Les balcons, érigés en quinconce, étaient sa seule chance de parvenir jusqu’en haut, mais ils étaient loin de l’arbre, et Alphonse n’avait que peu de temps pour prendre une décision.
N’écoutant que son courage, Alphonse prit appui sur ses fortes jambes d’ex-lutteur et sauta dans une cabriole féline. Malheureusement, le bel apôtre avait préjugé de ses forces, et il vint s’écraser deux mètres en contrebas, n’étant pas parvenu même à frôler le balconique objectif.
Alphonse se releva, honteux et contrit. Il devra passer par la porte, et affronter le digicode et son odieux gardien. Il s’y rendit et tapota alors hasardeusement sur le clavier jusqu’à entendre une voix métallique lui répondre : « C’pour quoi ? ». Alphonse ne faiblit pas « Je viens voir Aurore, dernier étage. »
C’est alors qu’un vieux bonhomme aux airs de mage fit irruption dans le hall, il céda l’accès à Alphonse, mais le stoppa devant l’ascenseur. L’inopportun sentait le mauvais vin.
- « Je suis le gardien de ces lieux, ouaip ! Et j’adore les foutues devinettes, alors tu vas foutrement deviner si tu veux monter. »
L’homme vacillait, et ajouta, en relâchant un gazeux compagnon dans un bruit de tempête :
- « Je suis le… le… le Sphinxter ! » - l’homme était hilare.
- « Pose-moi ta question et finissons-en ! » - le temps manquait à Alphonse pour sourire aux élucubrations du curieux gardien.
- « Qu’est-ce qui … marche à quatre pattes ! matin, midi et soir ? » - l’homme luttait pour ne pas sombrer.
- « Un mec beurré ? » - Alphonse avait cerné les intérêts de son énigmatique vis-à-vis .
Le gardien ne répondit pas, car il s’était endormi contre le pan d’un mur. Alphonse put poursuivre sa route, il entra dans l’ascenseur et l’envoya au dernier étage. Alphonse fit le premier pas sur une ignoble moquette tâchée de tourments nocturnes. Au fond du couloir, une odeur mêlée de sueur et de résine de cannabis lui désigna indirectement les portes de l’enfer dans lequel il se devait d’entrer.
Alphonse sonna d’un doigt timide et écœuré sur une sonnette qui n’avait que trop vécu. Une armoire berlinoise aux cheveux rasés mêlés d’azur lui ouvrit indélicatement. Les sens de lutteur d’Alphonse étaient en alarme, il jaugea son ennemi, et su qu’il n’aurait jamais pu lutter dans cette catégorie de poids, mais tenta un bras roulé de toute sa force. La créature cria en s’effondrant sur le tapis, mais elle attira de ce fait son infâme jumelle qui rejoint la mêlée en titubant. Lorsqu’Alphonse releva la tête, il vit une gueule béante, percée d’anneaux métalliques effrayants, s’ouvrir et laisser apparaître un liquide verdâtre dans un soubresaut stomacal. Il le savait, ce jet d’acide lui serait fatal. Dans un élan héroïque, Alphonse se dégagea de la première créature à terre, et passa entre les jambes de la seconde, ne lui laissant comme cible que son immonde sororité.
Il put alors fuir vers le salon et se libérer de cette épreuve. C’est là qu’il put la voir, Aurore… Un dragon moins conséquent semblait la veiller, Alphonse se présenta comme un ami, et il fut cru.
Dans un élan romantique, Alphonse ne put se retenir et embrassa la comateuse. Elle se réveilla alors et il crut au miracle de l’amour, avant de sentir une main douce, mais puissante atterrir sur sa joue. C’était sa belle.
- « Et le consentement sale fils de pute ?! ».
Alphonse n’eut pas le temps de réaliser qu’il fut plaqué au sol par les trois chimères qu’il avait déjouées tantôt. Et n’eut pour seule récompense qu’une cellule de garde à vue assortie d’une condamnation pour violences volontaires et agression sexuelle.
Autres temps, autres mœurs. À prince moderne, beaucoup d’ennuis.
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Ainsi est l'époque ! Ce récit noir mêle drame urbain, violence et quête d'amour dans le Paris nocturne. Outre la toxicomanie, Alphonse affronte les temps modernes et ses conséquences. Dans cette parodie de La belle au bois dormant, les histoires de consentement sont bien sûr au premier plan.
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