Dans la salle d’attente, chacun porte bien haut son magazine, derrière lequel se dissimulent des yeux qui jugent. Car en réalité, tout le monde se toise discrètement. Moi, un Télé Z m’abritant, je suis de ceux-là. Et lui, vieil homme qui s’ennuie, pourquoi est-il là ? Et lui, robuste quinqua, d’où lui vient cet air apathique ? Pourtant, quand j’entrai, ils m’ont tous lancé un « bonjour » des plus empathiques, empli d’une fraternité fugace. Une fraternité si rare, limitée à cet espace dont les murs nous enferment dans un embarras possédé en partage. Je savais que demain, même bien plus tôt, dès l’instant suivant, nous serions de nouveau inconnus les uns des autres. Cependant, la seconde que dura ce « bonjour », nous fûmes à nous-mêmes réciproquement transparents.
Alors, vieil homme qui s’ennuie, qui es-tu, toi qui m’as souri précédemment ? Quelle sorte de vie t’a conduit ici ? Ce crâne dégarni est-il celui d’un ancien combattant, défenseur de la patrie ? Tes cheveux sont-ils d’abord tombés sous les balles de l’ennemi, avant de blanchir la nuit, lorsque tu te revivais en rêve le vent des boulets ? Ces lunettes en bout de nez compensent-elles sept décennies passées à lire ? Dans une chambre d’enfant d’abord, les histoires que tes parents ont bien voulu t’offrir ? Puis dans une chambre d’étudiant, enchaînant les manuels et les traités ? Dans un bureau de professeur ensuite, pour déterminer quels livres devraient être lus par tes élèves ? Enfin, de nouveau dans une chambre d’enfant, pour faire rêver le fils de ton fils ? Et cette moustache, est-elle…
- Monsieur Martin ? Bonjour Monsieur Martin, comment allez-vous depuis la dernière fois ?
- Hof…
La moustache du vieil homme s’en va avec lui, alors qu’il sert du mieux qu’il peut la main du médecin qui me le vole.
Je contemple son départ avec intensité, comme si mon regard pouvait prolonger ce moment. Quand, malgré mes efforts et mes souhaits, le vieil homme finit par disparaître dans l’embrasure de la porte, mes yeux retombent vers mon Télé Z. Mais, sur le trajet, ils prennent le temps de croiser ceux de l’autre, le robuste quinqua. Maintenant que l’un de nous trois n’est plus là, nous savons, nous, survivants en patience, que nous allons rester ensemble pour une durée indéterminée. Face à moi, il est le premier, c’est lui qui me quittera tout à l’heure, il le sait également. Je le comprends, il me comprend, et nos regards se fuient.
Un nouvel arrivant. Lui aussi est âgé.
- Bonjour... – soufflons-nous.
- Bonjour... - souffle-t-il.
À mon tour, je lui relais cette fraternité ferme et précaire dont le vieil homme m’avait fait l’héritier. Il prend maintenant un magazine, prêt à se demander quel genre de vie m’avait conduit en ce lieu.
- Monsieur Dupont ? Bonjour Monsieur Dupont, comment allez-vous depuis la dernière fois ?
- Hof…
Le clinicien me prend encore un camarade. Nous ne sommes plus que deux, moi qui n’ai pas quarante ans, je me trouve grand-frère de cet aîné anonyme. Quand je ne serai plus là, mon cadet de circonstance aura la charge de suivre mon exemple en donnant le « bonjour » au prochain arrivant, son benjamin pour un temps.
Je l’avise du regard, je l’endoctrine en toussotant avec courtoisie. Je transmets mes instructions, mon savoir, tout ce qu’une vie d’attente en cabinet m’a enseigné : sois discret, croise les jambes, lis un magazine, regarde les autres avec tendresse, mais n’oublie jamais que tu es un homme… Et puis…
- Monsieur Lecoq ? Bonjour Monsieur Lecoq ! C’est votre première fois ? Je suis le docteur Grodoigt, votre gastro-entérologue, comment allez-vous ?
- Hof…
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Ainsi va le monde médical ! Dans la salle d’attente, l’anonymat règne, mais un « bonjour » révèle une fraternité éphémère. Regards discrets, magazines en main, les patients partagent une empathie fugace. En cabinet médical, chaque consultation médicale tisse des liens humains, un moment partagé dans l’attente du médecin.
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